Université Populaire de Perpignan
ATELIER DE PHILOSOPHIE POUR ADULTES (2006-2007)
Cycle sur la précarité (1er année)
Contact : michetozzi@aol.com
Site : www.philotozzi
Séance 6 du 9-06-07


Quelles stratégies face à la précarité humaine ?


Animateur : Michel
Introducteur : Michel
Président de séance : Montse
Secrétaires de séance : Madeleine et Jean-Louis

I) Introduction par Michel
Quelles stratégies face à la précarité humaine?
Nous avons approché quatre figures de la précarité humaine, cette situation où l’avenir, la durée, la stabilité ne sont pas ou plus assurés.
- Deux concernant plus particulièrement l’individu : la précarité d’une vie, expérimentée dans l’accident, la maladie, la mort (« Tout homme, dès qu’il est né, est assez vieux pour mourir » dit Heidegger), précarité biologique et ontologique ;
- la précarité relationnelle, dans le rapport durable de l’engagement affectif et éthique vis-à-vis de l’autre, par exemple dans le couple moderne, qui n’est plus comme jadis en occident un « CDI » garanti par des institutions (mariage religieux ou civil).
- Et deux plus collectives : la précarité sociale, à travers la pauvreté dans le monde y compris dans les pays développés, la fragilisation aujourd’hui du contrat de travail, de la « sécurité sociale » (remboursement des soins, montant des retraites), le sentiment d’insécurité des biens et des personnes (délinquance, terrorisme) etc. ;
- la précarité de l’espèce humaine, révélée par la conscience écologique devant les menaces de l’industrialisation, la pénurie des matières premières, la pollution, l’effet de serre etc., mais aussi les OGM, le clonage…
Cette précarité existentielle, affective, sociétale, individuelle et collective rend l’avenir incertain, aléatoire, problématique, menaçant.
Comment réagir face à cette prise de conscience de la part sombre de l’existence ?


1) Il y a la réaction pessimiste - celle d’un tragique de l’existence humaine - pour laquelle la lucidité mène au désespoir. On va droit dans le mur : à quoi bon vivre puisqu’on va mourir ? C’est la dépression, maladie moderne de la conscience tragique, de l’individualisme solitaire, de la mésestime de soi, de l’avenir bouché. La liberté qui reste, comme le proposent les stoïciens, c’est de choisir le moment de partir (suicide philosophique d’un Sénèque) : encore faut-il en avoir le courage…
Si le lien social se distend, c’est la faute à l’individualisme triomphant, pour lequel, vu de mon égocentrisme, autrui est pour moi un problème (une gêne, comme la voiture de devant), et non un « visage » qui m’oblige à l’éthique (Lévinas). La mort de Dieu, de la transcendance, c’est la mort de l’homme comme verticalité, de la croyance en l’Autre : les valeurs s’en sont allées. Il n’y a même plus de grandes utopies alternatives ici-bas, de lendemains qui chantent.
La mondialisation a un double effet : socialement l’écrasement des plus faibles par les plus forts dans la compétition, écologiquement le sacrifice de l’avenir de la planète aux intérêts financiers à court terme des plus puissants. Il n’y a plus qu’à refuser d’avoir des enfants pour qu’ils ne connaissent pas ce monde ; fuir toute réflexion, se réfugier dans l’avoir, jouir intensément du présent dans l’hédonisme consumériste, pour se « divertir » comme le dénoncerait Pascal par rapport aux échéances inéluctables ; ou qu’à prier aujourd’hui dans l’espérance d’un au-delà …


2) Pour d’autres, le réalisme n’est pas forcément pessimiste : il faut « faire avec », se « bricoler » une vie vivable. La précarité n’a pas que des inconvénients : c’est parce qu’on est mortel que la vie a du prix et prend du sens, que je peux lui donner un sens en être libre et conscient. Sortir d’un couple qui stagne ou se fait mal, c’est tourner la page et rebondir, sans rester piégé à vie. La précarité peut être choisie dans l’union libre de deux libertés, dans un intérim qui me paye le temps libre dont je peux jouir ; elle développe des capacités d’adaptation aux situations nouvelles, imprévisibles, des résiliences. Puisque la vie est courte, autant aménager au mieux sa précarité : système D érigé en sagesse. Rechercher l’état amoureux mais sans trop en souffrir, s’entourer d’un petit cercle d’amis, ne pas angoisser pour ses enfants, chercher un travail pas trop contraignant, ne pas perdre sa vie à la gagner, ne pas en vouloir toujours plus, prendre le maximum de temps libre, profiter d’une nature gratuite, accueillir l’instant et ses opportunités, ralentir le rythme et se relaxer, faire du sport, manger sain, aller au café philo, cultiver la joie : un idéal de classe moyenne éclairée ?


3) Trouver cette précarité insupportable, et ne pas se résigner : avoir la rage de vivre, brûler sa vie, viser les extrêmes, vivre à cent à l’heure, se griser dans la vitesse, la drogue, l’internet rose…
Ou faire de la recherche scientifique, créer des oeuvres d’art ou mettre au monde des enfants pour s’épanouir et se survivre…
Ou alors militer. Opposer à la dureté d’une vie éphémère la générosité de l’amour et de l’amitié qui donne sens par le don.
Faire du prosélytisme religieux.
Opposer à la précarité sociale générée par le capitalisme, l’individualisme ou les dictatures un idéal de justice, d’égalité et de paix par la lutte émancipatrice, syndicale, politique, humanitaire. Jusqu’à se sacrifier individuellement pour une cause, la cause.
Résister dans sa vie par la force du collectif, mais aussi dans sa vie quotidienne par une attitude respectueuse d’autrui et de la nature, en donnant l’exemple d’une révolution culturelle possible chez l’individu.
Travailler à « une vie bonne dans une cité juste » (Ricoeur).


Il est instructif d’inventorier, face à la précarité humaine, la façon dont l’homme s’y prend pour faire face, pour ne pas perdre sa face d’homme ; d’élucider son inventivité pour vivre debout dans les contraintes, en s’appuyant même sur elles. Sombrer, bricoler, résister, où en suis-je ?
Et chacun de vous ?


II) Synthèse de la discussion : Madeleine et Jean-Louis
Comment nous situons-nous, dans cet éventail de réactions possibles, face à la précarité humaine, en tant qu’individu et en tant qu’homme ?
Il faut réfléchir sur la banalisation de la précarité, qui fait qu’elle ne nous scandalise plus.
La capacité de vivre avec la précarité est liée à la conscience que l’on en a. Le sentiment de précarité (existentielle, affective, économique) a une dimension personnelle : une situation précaire pour l’un peut être assumée par un autre. Chacun a une représentation personnelle de sa propre précarité par rapport à tel type de précarité. Faut-il les hiérarchiser, et en fonction de quel (s) critère (s)?
La précarité est-elle un ressenti subjectif ou/et une situation objective ? C’est un regard sur soi, mais aussi un regard de l’autre sur soi. Il faut distinguer la précarité choisie, et celle, plus fréquente, qui est subie.
Le pessimiste, l’optimiste, ont-ils peur, chacun à leur façon, de la réalité ? Mais est-il raisonnable d’avoir peur ? Celle-ci est-elle bonne conseillère ? La peur, étant irrationnelle, ne peut être raisonnable. Elle peut être destructrice.
Il est de bon ton aujourd’hui, même à gauche, de vanter la précarité comme avantage des sociétés nomades, adaptatives. C’est oublier que le nomade reste attaché à un territoire : le touareg au désert, le pygmée à la forêt. Par ailleurs ceux qui passent aujourd’hui le plus facilement les frontières sont ceux qui détiennent du pouvoir, non les plus faibles…
La précarité est liée à la destructuration du rapport de l’homme au temps et à l’espace. Elle participe de la destruction du sacré, qui enracinait dans la stabilité et la continuité. Être précaire, c’est se sentir coupé, vivre l’expérience d’une coupure, être déterritorialisé.
La précarité est devenu une idéologie qui peut inhiber les individus, les culpabiliser (c’est de votre faute si vous êtes chômeur!). Il semble utile de se déterminer face à elle collectivement, et pas seulement individuellement, pour ne pas laisser à ses enfants la société que l’on connaît. Car elle devient une méthode économique et sociale de gouvernance des hommes. La théorie néo-libérale nous enseigne que s’il y a précarité, chômage, c’est que l’homme est un individu non vertueux (Cf Cours de H. Solans). Dans ce cas, elle n’est pas forcément une fatalité : elle peut donner prise à des luttes.
La solidarité de proximité pour échapper à la solitude de la précarité ne semble pas suffisante comme solution à la précarité, même si elle n’est pas assimilable à la charité, quand il y a échange. Le groupe comme refuge peut d’ailleurs verser dans le communautarisme, qui ferme aux autres groupes.

 

III) Décisions pour l’an prochain
Il apparaît en bilan de cette première année la prise de conscience par les participants de la complexité de la notion de précarité. C’est le rôle de la philosophie de nous immerger dans cette complexité, qui “ précarise ” nos opinions, ici dans l’intérêt de la profondeur de notre pensée. La majorité des participants souhaitent continuer l’an prochain à approfondir cette notion. Il est décidé de l’aborder à partir de notions auxquelles elle peut être associée : la responsabilité, la culpabilité, les rapports de force, le bouc émissaire…, avec certains apports philosophiques.